De Charlemagne à la féodalité

Problématique: Tout comme les conquêtes de Clovis et de ses fils n'aboutissent qu'à une unification provisoire du Royaume des Francs, vite fragmenté en comtés indépendants, l'Empire de Charlemagne ne survit pas à ses petits-fils. Le partage de cet empire carolingien, en 843, est l'acte de naissance d'une Francia occidentalis, avec des frontières géographiques durables, avec également la mise en place d'un nouveau mode de gouvernement des hommes : la féodalité. Comment la féodalité s'est-elle mise en place ? Pourquoi a-t-elle profité à la nouvelle dynastie des Capétiens ?

I) Des Carolingiens aux Capétiens, une monarchie sacrée

A) Un pouvoir qui vient de Dieu...

Pépin le Bref est le fondateur de la nouvelle dynastie royale des Carolingiens. En 751, il est le premier roi sacré. Cette cérémonie du sacre rappelle les rois juifs de la Bible, comme David. Le front du souverain est oint d'une huile sainte (le saint chrème), qui fait du nouveau roi l'élu de Dieu. Le pouvoir vient de Dieu : la monarchie française est née (cette cérémonie du sacre durera jusqu'en 1824, avec Charles X).

Le sacre, qui manifeste l'élection divine, fonde :

- l'hérédité royale dynastique

- les rois thaumaturges (ils disposent du pouvoir de guérir les écrouelles, maladie de peau assez fréquente due à la sous-nutrition : le roi te touche, Dieu te guérisse ... )

Pour asseoir la légitimité de la nouvelle dynastie franque, des "intellectuels" comme Hincmar de Reims affirment que le saint chrème est renouvelé par Dieu lui-même, et que c'est la même huile sainte, amenée dans une ampoule par une colombe, qui a servi au baptême de Clovis. Il s'agit de montrer que si Pépin le Bref a déposé le dernier roi mérovingien, les Carolingiens sont bien les héritiers du premier roi catholique Clovis. A leur tour, les Capétiens, autres usurpateurs, reprennent le rituel du sacre.

B)... et soutient l'Église catholique

Dès l'origine, une solide alliance se noue entre les premiers Carolingiens et l'église catholique, à l'intérieur et à l'extérieur du royaume franc (c'est le père de Pépin, Charles Martel, qui met un coup d'arrêt définitif à l'expansion de l'Islam en Europe, par sa victoire près de Poitiers en 732 - ou 733).

C'est le pape qui sacre une seconde fois, à Saint Denis, Pépin le Bref et ses deux fils. C'est un autre pape qui couronne "auguste et empereur" (des titres romains, le dernier ayant été abandonné depuis 476) son fils Charlemagne, le 25 décembre 800, jour de Noël. Les Carolingiens apparaissent alors comme la première puissance de l'Europe chrétienne, face à l'islam (622 : an I du calendrier musulman) et à la chrétienté orthodoxe de l'empire byzantin. Soutenus par la papauté, Pépin le Bref et son fils Charlemagne vainquent les Lombards, alors dominants en Italie, et abandonnent au pape de larges territoires autour de Rome : les Etats de l'Eglise (qui dureront jusqu'à l'unification de l'Italie, au XIX° siècle).

A l'intérieur du royaume, les Carolingiens assurent l'immunité aux domaines de l'Eglise (le roi renonce à ses droits publics concernant les impôts, la justice, la levée des troupes) et la généralisation de la dîme (le dixième des récoltes et des revenus est dû aux ecclésiastiques). Ils aident à diffuser la morale chrétienne, en réorganisant église séculière et église régulière (les moines qui observent une règle).

A leur tour, les Capétiens renouvellent l'alliance avec l'Eglise de Rome. C'est à Clermont que le pape Urbain Il prêche, en 1095, la première croisade, un pèlerinage armé destiné à reprendre le tombeau de Jésus, à Jérusalem, tombé sous le contrôle des Turcs musulmans. Ce sont surtout des chevaliers francs du nord du royaume, ainsi que des petites gens, qui conquièrent Jérusalem, en 1099. Au XII° siècle, Louis VII et Philippe-Auguste conduisent les deuxième et troisième croisades.

II) Un espace politique de plus en plus fragmenté

A) L'Empire de Charlemagne

Cf carte pp 396-397

Charlemagne (768-814) est le petit-fils de Charles Martel, le fils de Pépin : il hérite d'un royaume étendu à la Germanie qu'il agrandit encore par des campagnes militaires incessantes, appuyées sur une cavalerie équipée. De nouveaux territoires germains sont conquis, et ouverts à l'évangélisation (notamment celle des saxons). En revanche, Charlemagne échoue face au royaume basque d'Espagne (son arrière-garde, commandée par le comte Roland, est anéantie par les Basques à Roncevaux, à l'ouest des Pyrénées : La chanson de Roland, datée du X° siècle, est l'un des plus anciens textes du patrimoine littéraire français).

A la tête d'un ensemble de territoires d'un million de km2, étendus jusqu'au Danube, Charlemagne veut restaurer l'administration et l'Etat. Successeur de l'Empire romain, empereur chrétien couronné en 800, Charlemagne centralise l'administration dans sa nouvelle capitale d'Aix la Chapelle, d'où partent les envoyés du maître, les missi dominici, chargés de surveiller les centaines de comtes qui représentent l'empereur dans tous ses territoires. Ce souci d'une bonne administration passe par l'élévation du niveau des "fonctionnaires", et donc par une réforme de l'enseignement : ouverture d'une école dans chaque évêché et chaque monastère, étude du latin et des textes antiques, invention d'une nouvelle écriture (la minuscule caroline, à l'origine de nos caractères d'imprimerie), appel aux grands "intellectuels" du temps. Les résultats sont tels qu'on peut parler à juste titre de Renaissance carolingienne.

Enfin, Charlemagne accentue la hiérarchie des dépendances. Il encourage le processus de vassalité, c'est à dire le serment privé de l'hommage rendu à l'empereur par ses vassaux (cavaliers de l'armée, ducs, comtes, évêques, abbés, responsables de l'administration) qui reçoivent en retour des bénéfices (terres, argent, pendant le temps de leur engagement au service de l'empereur). Charlemagne exige aussi de tous les hommes libres un serment public de fidélité, gage de cohésion de cet immense Empire aux peuples, aux langues et aux coutumes multiples.

B) La Francia occidentalis naît du Partage de Verdun (843)

Un tel gouvernement, si centralisé, si dominé par la personnalité de Charlemagne, ne pouvait que s'effondrer à la mort du fondateur. Son fils, Louis le Pieux, affronte la révolte de ses propres fils qui remettent en cause le partage prévu. Finalement, l'empire est découpé en trois royaumes complètement indépendants, lors du Partage de Verdun (843) : trois bandes parallèles de territoires étirés du nord au sud (cf carte pp 396-397), permettant la jonction commerciale entre Europe du Nord et Europe méditerranéenne.

843 : un acte de naissance de la France, puisque la Francia occidentalis, la Francie occidentale qui naît à cette occasion est limitée à l'Est par les "quatre rivières" (Escault, Meuse, Saône et Rhône). Elles serviront de frontières aux rois carolingiens et capétiens jusqu'à la fin du Moyen Age...

C) Les princes territoriaux s'affirment, et parmi eux, les Capétiens

Entre 843 et 987 (Hugues Capet), le pouvoir royal s'affaiblit considérablement. Les comtes revendiquent de plus en plus l'honneur (et l'intérêt) de conserver leur charge leur vie durant. Comme eux, les vassaux cherchent à rendre leurs bénéfices héréditaires. Abbés et évêques sont pratiquement indépendants sur leurs terres.

Ce processus de dissolution de l'autorité royale est aggravé par les dernières grandes invasions. Les Musulmans, installés depuis le VII° siècle en Afrique du Nord et en Espagne, lancent des raids sur la côte méditerranéenne, occupant même des points fortifiés jusqu'à la fin du X° siècle (La Chanson de Roland accuse les Sarrasins de la mort de Roland). Dès 840, les Vikings venus de Scandinavie remontent avec leurs drakkars les grands fleuves (Seine, Loire, Garonne, Rhône) et pillent cités et monastères de l'arrière-pays. A la fin du IX° siècle, ce sont les Hongrois - peut-être les ogres de notre folklore - qui ravagent le territoire, avant d'être repoussés, au siècle suivant, par le roi de Germanie.

Alors que les parties méridionales de Francie occidentale sont de plus en plus délaissées par les rois carolingiens, les échelons régionaux du pouvoir sont mieux à même d'assurer la défense et la protection des populations. Dès le début du X° siècle, alors que l'Empire carolingien disparaît, les comtés sont regroupés entre les mains de princes territoriaux, qui prennent le titre de ducs ou de marquis, et qui exercent toute la puissance publique. Parmi ces grands, le duc d'Aquitaine, le duc de Bourgogne ou encore le duc de Normandie, après l'abandon par le roi carolingien, en 911, de la région de Basse-Seine à des Vikings, les "hommes du Nord", devenus Normands...

Parmi ces grandes familles, il faut signaler les Robertiens, qui contrôlent les comtés entre Seine et Loire. Dès la fin du IX° siècle, ils fournissent des rois : l'hérédité du souverain carolingien ne s'impose plus aux princes et aux évêques du royaume qui se sentent assez forts pour élire de temps à autre un Robertien. En 987, quand le dernier Carolingien meurt sans héritier direct, c'est le Robertien Hugues Capet qui est élu. La même année, il associe au pouvoir son fils. Une nouvelle dynastie était née : celle des Capétiens. Elle se prolongera jusqu'à la Révolution.

D) A la fin du XI° s., plusieurs centaines de châtellenies

Les débuts de la nouvelle dynastie coïncide avec la mise en place de la féodalité. Le processus de dissolution du pouvoir s'est encore aggravé, cette fois aux dépens des principautés territoriales. Ainsi, la grande principauté des Robertiens s'est fragmentée en différents comtés, et les premiers rois capétiens ne contrôlent directement que 1'lle de France et l'Orléanais.

A l'intérieur même des comtés, le pouvoir est de plus en plus accaparé par de simples possesseurs de châteaux. A partir de 1030, on assiste à un véritable "choc châtelain", à une "mutation féodale" (Georges Duby). La puissance publique comtale (impôts, justice, levée des troupes, calendrier agricole) est exercée par des châtelains, de façon privée, dans le cadre de la seigneurie rurale [cf III) A)]. A la fin du XI° siècle, il existe en France plusieurs centaines de châtellenies, chacune ayant pour ressort une douzaine de paroisses. Cette appropriation privée de la puissance publique définit la féodalité au sens large: autrement dit la dépendance du monde paysan à l'égard des seigneurs de tout rang, du duc ou comte au simple châtelain. Au sens restreint, la féodalité désigne les relations sociales entre seigneurs et vassaux.

III) Une nouvelle société : la féodalité

A) L'aggravation des dépendances personnelles au profit des seigneurs

La seigneurie rurale (ou châtellenie) est double. La seigneurie foncière est divisée entre la réserve du seigneur, directement exploitée par lui ou par ses agents, et le reste, des lots, des tenures exploitées par des paysans contre une redevance annuelle en argent ou en nature - le cens - et des journées de travail sur la réserve - les corvées. La seigneurie banale est plus large : elle reconnaît au seigneur un droit de ban (de commandement), des pouvoirs de police et de justice sur tous les hommes qui habitent sur son territoire. Des corvées comme l'entretien de la forteresse ou des chemins, des impôts comme la taille, des taxes sur l'usage obligatoire du moulin, du pressoir ou du four banal (seigneurial) frappent tenanciers et paysans indépendants, libres et non-libres. Quand cette dépendance paysanne à l'égard du seigneur devient héréditaire, on parle de servage. Le nombre de serfs, caractérisés par des redevances particulières comme la main-morte, varie fortement d'une région à l'autre.

Nombre de châtelains tiennent leur châtellenie d'un seigneur plus puissant. Cette châtellenie - territoire, château et droits sur les paysans dépendants - c'est le fief (d'où le mot féodalité), le mot désignant les bénéfices à partir du XI° siècle. La remise du fief au vassal, lors de la cérémonie de l'investiture (cf doc. 1 p.129), implique un devoir d'aide (surtout militaire) et de conseil au seigneur, dans le cadre de la cour, au château. En échange, le vassal engage sa foi (sa fidélité) lors de la cérémonie de l'hommage, agenouillé devant le seigneur, et conclue par un baiser sur la bouche. Quand un vassal est l'homme de plusieurs seigneurs, ce qui est souvent le cas, il prête un hommage-lige au seigneur prééminent.

Vassaux et seigneurs sont des hommes d'armes, des combattants à cheval, des chevaliers. La richesse de leur équipement (heaume, haubert, bouclier, épée, lance), leur entraînement à la guerre (joutes, tournois, chasse), l'hérédité de leur condition (lors de la cérémonie de l'adoubement), la possession de fiefs constituent cette élite aristocratique en caste consciente de ses origines, de son nom, d'un lignage : la noblesse. Au XII° siècle, la société médiévale ne distingue plus entre libres et non-libres, mais entre nobles (laïques et ecclésiastiques) et roturiers.

Le cadre de vie de la noblesse est le château. D'abord (début X°.), il ne s'agit que de châteaux à motte, avec des tours en bois. A la fin du X°, puis pendant tout le XI° siècle, les forteresses en pierre se répandent, avec leur donjon quadrangulaire dominant le village, leur basse-cour capable d'accueillir les dépendants en cas de conflit. Centre de la seigneurie rurale, le château est le siège de la force et de la justice châtelaines, un entrepôt pour les redevances paysannes, un lieu de refuge, mais aussi de distraction (banquets, tournois, trouvères au nord, troubadours dans les pays d'oc). Symboles de la puissance et de la violence seigneuriales, ces châteaux ont souvent eu d'heureux effets économiques. Ils ont servi de points d'appui pour les grands défrichements et la mise en valeur des terres (cf C), doté la seigneurie d'équipements collectifs (moulins, fours, forges, pressoirs) et permis la naissance de bourgs castraux.

B) La christianisation d'une société soumise à l’église

Soutien essentiel de la monarchie (depuis Clovis), l'Eglise catholique essaie d'imposer ses propres normes et ses propres hiérarchies à une société féodale violente et guerrière. D'abord en se rendant indépendante des rois, des princes et des seigneurs. C'est l'objectif de la Réforme Grégorienne (du nom du pape Grégoire VII, XI° s.) qui arrache aux grands laïques les nominations ecclésiastiques. Ainsi, l'évêque est-il élu par les chanoines du chapitre cathédral. Peu à peu, l'Eglise parvient à "moraliser" les comportements sociaux des grands, notamment en imposant la monogamie et le mariage non consanguin, avec le consentement des deux époux, en disposant de l'arme de l'excommunication (le Capétien Philippe ler, à la fin du XI°, est excommunié trois fois pour avoir voulu épouser sa maîtresse et légitimer ses enfants bâtards).

L'Eglise tente aussi de discipliner la violence des puissants, en décidant, aux alentours de l'an mil, "la paix de Dieu" (qui protège certains lieux d'asile comme les églises et certaines catégories sociales comme les paysans, les clercs, les marchands, les pèlerins, les veuves - cf. doc. 2 p. 130) et "la trêve de Dieu" (qui interdit la guerre pendant des temps religieux forts comme Pâques, du vendredi au dimanche). Les croisades sont enfin le moyen de détourner la violence des guerriers contre l'infidèle, loin en Palestine, contre la promesse papale d'indulgence (la mort en Terre Sainte vaut absolution des péchés).

Malgré les menaces d'excommunication, l'Eglise a fort à faire pour faire respecter ses propres valeurs, qui se diffusent néanmoins par le biais de ses institutions : exemple des monastères ruraux (avec la remise à l'honneur de la prière, comme à Cluny, de la pauvreté et du travail, comme chez les Chartreux, près de Grenoble), pèlerinages auprès des reliquaires, hôpitaux (hôtels-Dieu), écoles...

Cette christianisation en profondeur de toute une société s'opère enfin dans l'existence quotidienne : calendrier chrétien dont les fêtes (Pâques, Noël ... ) et les saints rythment la vie de la paroisse, dont le curé enregistre l'état civil et assure soin des âmes et éducation de tous, où même les analphabètes lisent sur le tympan, les sculptures, les fresques et les vitraux des églises romanes et gothiques scènes des Evangiles et Jugement Dernier.

C) Essor démographique. agricole et urbain

Contrairement aux idées reçues (et fausses) sur l’atmosphère de fin du monde de l'an mil, cette date est à retenir comme point de départ d'une période d'expansion durable, aux multiples manifestations. Expansion démographique, nette, durable, jusqu'au début du XIV° siècle (famine et Peste Noire). Des hommes plus nombreux, plus nombreux parce que mieux nourris (les rendements atteignent 4 pour 1 en Bourgogne au XII° s. contre 2 à 3 pour 1 à l'époque carolingienne), mieux nourris parce que plus nombreux. D'immenses défrichements, assèchements de marais permettent d'étendre les surfaces cultivées. La diffusion de nouvelles techniques (charrue attelée, collier d'épaule pour les bœufs, moulin à eau, puis à vent à partir de 1180) autorise d'autres progrès agricoles.

La production de surplus monnayables permet une différenciation sociale, l'apparition de marchands et d'artisans dans les faubourgs des anciennes villes épiscopales ou dans les nouveaux bourgs castraux, et permet parfois aux serfs d'acheter leur affranchissement (cf doc. 3 p. 131).

Dans une société féodale christianisée, cet essor démographique et économique permet de fournir les effectifs ouvriers considérables et les finances nécessaires à l'érection de milliers d'églises rurales romanes (voûte en berceau, arc de plein cintre), et à partir du milieu du XII° s. et de 1'lle de France, des premières cathédrales gothiques urbaines (arc brisé, voûte sur croisée d'ogives).

La diffusion dans toute l'Europe du modèle gothique ou clunisien prouve que cet essor démographique et social est celui de tout l'Occident. Il est le fait d'une Eglise conquérante, qui assure la cohésion des trois ordres d'une société féodale divisée entre ceux qui prient, ceux qui combattent et ceux qui travaillent. Cet essor est aussi le fait de nouvelles couches sociales mal intégrées à ce schéma d'une société profondément rurale : artisans, marchands, noyaux de cette bourgeoisie qui anime de mieux en mieux les villes de commune, qui ont su acheter ou arracher leur autonomie au seigneur.

C'est en particulier sur ces villes (" villeneuves ", " villefranches ") que les grands rois capétiens vont s'appuyer pour reconstruire leur autorité et faire émerger l'Etat moderne de la féodalité.